Bon, c’est bien gentil de parler de livres à tout bout de
champ de blé qui germe en ce printemps qui s’achève, mais de temps à autres mes
démons me reprennent et me manquent et les sujets de fond me titillent et me
voici donc face à vous, les mains tendues paumes vers le haut, prêt à en
découdre.
Car l’heure est grave.
Je dédramatise souvent, mais là quand même, plus rien ne va,
et j’ai un peu de mal à me l’expliquer. Nous sommes en plein cercle vicieux de
la tourmente des sorties et je vois bien sur le visage facebook de mes amis
dessinateurs et scénaristes poindre le vent du doute des lendemains qui
déchantent et des tignasses à l’envers. Apparemment, il serait de plus en plus
difficile de signer un projet si l’on est pas un des ‘grands’ noms du milieu et
si on partage pas une pantoufle avec Dufaux ou Corbeyran. Je n’en doute pas un
instant. Mais quand même, ces éditeurs, ils ont une façon de fonctionner un peu
particulière.
En gros, pour résumer, le marché du livre reste grosso modo
le même à peu de choses près. On vend toujours autant de livres, sauf que dans
le même temps, le nombre de sorties ne cesse d’augmenter jusqu’au ciel des
arbres qui grimpent indéfiniment vers l’au-delà (à peu près 5 000 l’an
passé en comptant les rééditions). Résultat, mathématiquement, ils vendent
moins d’exemplaires par titres. Et comme dans le même temps chaque personne n’étend
pas son argent de poche et son allocation loisirs, fatalement, des choix sont
faits. Sauf que les éditeurs (je parle des gros hein, ceux qui ne se soucient
pas toujours du boulot éditorial), eux, ils sont pas d’accord. Ils voudraient
que chaque album dépasse les 10 000 exemplaires, que tout soit rentable,
que leur logo soit visible partout (c’est bon pour l’ego et pour les
subventions et pour faire pipi sur le voisin), et que les taux de retours
passent enfin sous la barre des 50% sur les nouveautés. Et que dans le même
temps le fonds continue de tourner comme avant. Je les comprends, je voudrais
un petit peu la même chose s’il vous plait, avec des livres qui se mettent en
pile tout seuls et des frais de port inexistants et de la poussière qui en vrai
serait de l’or qui viendrait se nicher dans mes cheveux et illuminerait mes
clients. Ça ce serait chouette.
Sauf que bah non. Super pas. La technique de l’hameçon jeté
de ci de là en se disant qu’il y a bien quelque chose qui va marcher tout en
continuant de chercher la recette magique du chaudron avec des pirates aux gros
seins, c’est une technique éculée, une qui fonctionne pas, une que j’ai du mal
à comprendre, une qui n’est viable pour personne.
Pas viable pour l’éditeur qui perd de l’argent en frais de
distribution et de stockage.
Pas viable pour le libraire qui n’a pas toujours la tréso
nécessaire pour supporter le flux de nouveautés (et qui ne sait pas bosser
autrement et qui lui aussi pense que faire une pile de 10 suffira à en vendre
autant même si le potentiel est deux fois moindre), ni la place sur les tables
ou en facing, ni le temps de gérer toute la manutention inhérente (et du coup
fait ses retours en retard).
Pas viable, surtout, pour les auteurs, qui se retrouvent
avec des a valoir et des contrats ridicules qui couvrent à peine l’abonnement
internet nécessaire à faire sa pub sur facebook. Il faut faire les albums vite
(et parfois bien), travailler avec un max de pression, en faire deux dans l’année
parce que vous comprenez, les lecteurs n’aiment pas attendre (c’est pas faux)
et puis vous comprenez, leur disent les
éditeurs, les temps sont durs et blablabla .
Mouais. Les temps sont peut-être durs, mais ils sont quand
même rentables, et les actionnaires récupèrent leur part du gâteau (qu’ils
voudraient plus grosse, mais on en est tous là). Car oui, il y a un gâteau. Et il
est beau et sent bon, jusqu’à ce qu’on tente d’y planter le couteau et qu’on se
rende compte que c’est un peu rassis, tout ça, sous le glaçage et les bougies.
C’est sûrement un peu facile à dire, mais qu’on se concentre
une bonne fois pour toutes sur un travail éditorial, qu’on réduise enfin le
nombre de sorties (nombre de projets sont sortis dans la hâte et ne ressemblent
à rien) avec vrai accompagnement des auteurs et qu’ils arrêtent d’avoir peur du
voisin. En tant que libraires spécialisés, il ne faut pas aussi avoir peur de faire des coupures et de vraies impasses justifiées (tout en donnant sa chance au livre, hein, et en le lisant. ça se lit vite, une Bd, faut pas déconner, y'a moyen de lire toutes les nouveautés, c'est important).
Surtout que du point de vue du lecteur, la colline est jolie
mais infranchissable. Et qu’il faut pas trop trop le prendre pour un con. L’acheteur,
il a trop de choix. Du coup il aura tendance à attendre qu’une série soit
terminée avant de la commencer, ou de la prendre en intégrale pas chère, vu que
c’est ce qu’ont privilégié les éditeurs ces derniers temps, histoire de
relancer leur fonds de manière originale (des as du marketing, parfois). Et
pourquoi acheter un tome 1 si on n’est pas sûr qu’il y aura un jour une suite ?
(la tactique de la balle dans le pied chère à Soleil). Il n’a tout simplement
pas la place dans son budget pour des séries supplémentaires, et quand bien
même, admettons qu’il en remarque une qui a l’air plutôt chouette car elle sort
un peu du lot et qu’elle a un petit regard rieur derrière sa couverture, eh
bien il passera vite à autre chose, pour la simple et bonne raison que cette
bd, qui ne demandait qu’à avoir une seconde chance, est depuis belle lurette
dans un sombre carton de retours stocké dans un camion sordide en direction d’un
pilon peu accueillant.
Bref, parfois, tout ça, ça m’agace. Car il y a de quoi
faire, et qu’on fonce droit dans le n’importe quoi. Le grand public restera le
grand public (même si j’ai assez hâte de voir à quel point ils vont se planter
avec la mise en place du prochain Titeuf), mais il y a à côté de ça toute une
tripotée d’amateurs éclairés et ouverts qui ne demandent qu’à accueillir ces
auteurs qui ont du mal à signer leurs projets sous prétexte que ceux d’avant se
sont plantés (et à raison). Je ne crois pas des masses en la Bd participative
(c’est mon côté snob, confirmé par ce qui en ressort), mais je me demande si l’avenir
éditorial ne passerait pas par plus d’auto-édition affirmée et organisée. Sauf
que les libraires ne suivront jamais. Car ils ont déjà bien trop de piles à
faire et qu’à moins de 40% de remise avec retours libres même si y’a du chewing
gum dans les livres, ça ne les intéresse pas.
Je suis inquiet, les loulous.
J’aimerais qu’on donne les moyens à tout le monde.
Et qu’ils se réveillent plutôt que de rejeter la faute sur
une conjoncture abstraite.
Et j’aimerais un peu de glace à la pistache, aussi. Avançons
un pas après l’autre.